Jean-Sébastien BACH
Les suites pour violoncelle

2 volumes aux Editions Billaudot
14, rue de l'Echiquier, 75010 Paris

Considérations à l'usage 
du guitariste et du violoncelliste

Par Michel Sadanowsky

                                     

 

1. GENERALITES : Genre - style - forme - structure

Peut-être peut-on re-préciser le sens de certains termes dont tout musicien est amené à faire un usage fréquent.

On peut donner du genre deux définitions apparemment différentes, mais qui se complètent très bien. Le genre peut être un certain esprit qui préside à la conception d'une œuvre ou bien la réunion, en une même famille, d'un certain nombre de formes ayant entre elles suffisamment d'affinités. On peut distinguer des genres d'ordre spirituels tel que la musique sacrée ou profane, ou d'ordre technique, musique vocale ou instrumentale. 

Chacun sait ce qu'est une forme : c'est un certain type d’œuvre.
Le concept d'idée de forme n'est définissable qu'après avoir fait minutieusement le tour des problèmes qui s'y rattachent : c'est-à-dire situer ce concept par rapport aux notions de genre, de style et de structure. Par forme, on entend la manière dont est construite une œuvre. Il faut éviter la confusion avec la structure qui selon Boris de Schoezer, est l'agencement de diverses parties en vue de constituer un tout, la forme étant ce tout. La structure interne d'un mouvement peut laisser indifférent l'auditeur. Il est cependant indispensable que l'interprète en connaisse les plus infimes articulations.

C'est ce dernier genre qui est traité ici. Il est nécessaire de poser la notion de genre pour mieux définir les problèmes que posent les notions de style et de forme.
Le style est la marque distinctive d'une pensée qui, matérialisée par une technique, fait que l’œuvre est originale ou non. Le style donne un visage à l’œuvre, ce qui permet d'en identifier l'auteur. Le style est une façon d'écrire : On fait allusion ici aux tournures employées, aux procédés particuliers, ou à une façon de jouer. De ce fait l'importance du style dépasse celle de la forme, car il expose une personnalité.

En conclusion, la musique s'adressant à la sensibilité plus qu'à la raison, faut-il que celle-ci impose une organisation à une suite de sensations agréables, brutales ou raffinées? Doit-on craindre que le souci de bien construire chasse du discours musical toute spontanéité ?

Il est évident qu'une maîtrise parfaite de la forme ainsi qu'une analyse serrée de la structure ne sont suffisantes à créer une musique valable. Cependant, sans être des conditions suffisances, elles sont absolument nécessaires.

II. STRUCTURE GENERALE DE LA SUITE

La structure de la suite a été imposée par Froberger vers 1650, et est fondée sur une succession de mouvements modérés ou lents et de mouvements rapides. Elle comprend au moins 4 parties disposées comme suit : Allemande, Courante, Sarabande, Gigue. 

Mais entre la Sarabande et la Gigue peuvent s'intercaler d autres danses telles que : Menuets, Gavottes ou Bourrées, en ce qui concerne les suites pour violoncelle. Souvent l'Allemande est précédée d'un grand prélude parfaitement structuré.

III. FORME ET CARACTERE DES DIFFERENTS MOUVEMENTS

Le Prélude : au 17è siècle, le prélude est une forme très libre évoquant l'improvisation. On y trouve souvent les éléments thématiques appelés à être développés dans les mouvements de la suite. C'est J.-S. Bach qui, l'un des premiers, songe à organiser et structurer le prélude, en lui donnant des proportions plus vastes. Cette forme emprunte souvent la structure binaire des mouvements de la suite; " le Prélude est exécuté majestueusement " QUANTZ.

L’Allemande : rythme binaire et de tempo modéré, l'Allemande est une danse qui vient d'Allemagne. Au 17è, elle remplace la pavane dans " la suite. La forme est généralement en 2 parties avec reprise, évoluant de la tonique à la dominante avec retour à la dominante sans réexposition de thème. La phrase initiale débute par une anacrouse d'une note (suite No 1 et 2), parfois remplacée par un groupe de notes de même fonction. Bach traite ici l'Allemande de type italien, à caractère plus fluide, en opposition au type français, plus contrapuntique et de caractère plus grave.

La Courante : danse italienne ou française, de rythme ternaire, la Courante était la danse préférée de Louis XIV. J.-J. Rousseau suppose ainsi l'origine du nom : " la Courante est ainsi nommée à cause des allées et venues dont elle est remplie plus qu'une autre. " Elle garde le même plan tonal que l'Allemande : tonique, dominante, tonique, et, comme elle, commence par une anacrouse. On distingue deux types essentiels : le plus ancien est. Le type italien à caractère rapide et sans artifices contrapuntiques, et le type français plus modéré, avec de grandes subtilités rythmiques et un style volontiers contrapuntique. Très fréquente dans la suite, se plaçant derrière l'Allemande, la Courante disparaît avec le genre " suite " après la mort de Bach.

La Sarabande : danse probablement d'origine espagnole, de caractère lent et grave, la Sarabande admet une forme binaire sur un rythme ternaire. Chaque phrase débute sur un temps fort, le 2ème temps étant prolongé. La Sarabande se place dans la suite après la Courante. Il faut distinguer les types espagnols et italiens de la Sarabande, qui sont à caractère rapide, du type français plus lent. En Allemagne, son caractère devient grave.

Le Menuet : danse de rythme ternaire, d'origine française, le Menuet se compose de 2 parties répétées. A la fin du 17è, on a rajouté un 2ème Menuet de structure identique, ce qui donne la forme A-B-A, avec Da Capo après B. Le caractère de B diffère de celui de A par un thème plus mélodique, ainsi que par la tonalité, qui peut être le relatif mineur ou la dominante du ton principal. " Le caractère du Menuet est d'une élégante et noble

La Gavotte : danse probablement d'origine provençale, la Gavotte est de rythme binaire, à caractère modéré. Comme le Menuet et la Bourrée, elle est traitée dans la suite sous le forme A-B-A. " ce -sont des~ airs graves et sérieux " FREILLON-PONCIN. " elle marque ses phrases et ses repos de 2 en 2 mesures " ROUSSEAU.

La Bourrée : danse populaire française, elle fait partie de la suite après 1650. De rythme binaire, sa forme est généralement à 2 parties avec le plan tonal suivant : tonique-dominante-, et retour à la tonique; la mélodie se décompose en sections de 4 mesures répétées, suivies d'une conclusion. Elle est traitée dans la suite comme le Menuet, sous la forme A-B-A, B respectant les mêmes différences de caractère mélodique et de tonalité. " une Bourrée s'exécute avec gaieté et un coup d'archet cour simplicité; le mouvement est plus modéré que vite " BROSSARD.

La Gigue : danse d'origine anglaise ou irlandaise, la Gigue se compose de 2 parties répétées, avec le plan tonal : tonique-dominante-tonique. Son caractère est sautillant, sur un tempo d'allure rapide et de rythme ternaire. On distingue 2 types principaux : le type français, fugué et modéré, et le type italien, non fugué et rapide. Bach emploi souvent un type mixte.
La Gigue terminant la suite, elle est, en général, le mouvement le plus développé. Son évolution aboutit au mouvement rapide de la sonate (finale). " la Gigue se joue moyennant un coup d'archet court et léger " QUANTZ.

Il est possible et même souhaitable d'éliminer certains problèmes de technique guitaristique, engendrés bien souvent par l'aspect archaïque de notre instrument. Les doigtés proposés ici, ont été pensés avec l'idée de satisfaire toujours à un ensemble de paramètres, imposés par une analyse du texte la plus objective possible tels que définition maximum de la note, maximum de facilité technique, et la plus grande luminosité possible dans le discours polyphonique.

Un interprète
, soucieux de conférer à son jeu une aisance salutaire à la sérénité que réclame le texte, sera amené, par exemple, à envisager le problème du déplacement et ses conséquences : glissando, note de départ écourtée, note d'arrivée pas toujours nette, silence pendant le mouvement.

Par l'analyse
des conséquences d'un déplacement, même très bien fait, on arrive à la justification de l'emploi des cordes à vide. Il est à noter que Bach lui-même a indéniablement conçu ces suites avec un emploi fréquent de celles-ci, au violoncelle bien sûr. Mais, ce qui est valable au violoncelle l'est aussi à la guitare. Ne doit-on pas rechercher la plus belle définition, le meilleur legato ? Les cordes à vide ne sont pas aussi froides que veulent bien le croire généralement les guitaristes, mais les doigts doivent les attaquer un peu plus doucement, afin de créer une homogénéité avec les notes doigtées.

On peut également associer un déplacement à un changement de phrase. Une étude minutieuse de l'original révèle que certaines articulations pouvaient avoir comme finalité la réalisation de cette association.

Cependant, l'absolu n'existant pas dans la musique, tout système définitif est à écarter. Si le déplacement est inévitable, il faut en travailler la précision, la rapidité, la souplesse.

En règle générale, dans la musique baroque, les notes étaient tenues un peu moins longtemps que ne L’indique leur notation. Cette aération entre les notes se nomme silence d'articulation. " Il ne faut pas que les notes semblent collées ensemble " QUANTZ. En conséquence, le choix d'une attaque claire permettant un jeu aéré, semble convenir parfaitement à l'exécution de cette musique.

IV. TECHNIQUE

V - INTERPRETATION    A. Purisme - Nuances - Caractère - Tempi - Phrasé
O
n peut dire que les suites pour violoncelle seul de Bach réunissent tous les éléments constitutifs de la musique : rythme, mélodie, harmonie, modulation. L'analyse la plus objective conduit, nous l'avons vu, à établir des exigences musicales, résolues par des concepts techniques. Une fois ceux-ci maîtrisés, intégrés, l'esprit est disponible pour se laisser pénétrer par la variété des éléments musicaux. L'oreille doit rester attentive aux modulations, à la maintenance des tempi, percevoir l'attraction naturelle des éléments mélodiques et harmoniques. La concentration de. l'interprète doit rester la plus totale possible pour gouverner l'ensemble des éléments.

A un purisme ancien, caractérisé par l'observance stricte de certains principes ou par le respect d une vérité définitivement établie, se substitue, aujourd'hui, un intérêt pour la recherche du " Beau ", qui apparaît plus vrai que toute vérité; Ceci n'exclut pas que le purisme peut avoir sa raison d'être. Si ce n'est le bon goût ou I’intuition, c'est peut-être le purisme qui amènera l'interprète à modérer le vibrato, à être réservé dans les nuances, à éviter les glissandi ou les rallentendi trop prononcés. Il n'est par certain que la meilleure interprétation soit celle qui passe par l'expression d'une émotion trop forte, mais peut-être est-ce elle qui passe par une suggestion, toute nuancée de réserve, de cette émotion.

B. Vibrato et ornementation

Le vibrato est devenu aujourd'hui un agrément quasi systématique et forcé, surtout chez les instrumentistes à cordes. En fait, cette oscillation du son était autrefois employée comme un agrément, c’est à dire à bon escient.

Voici quelques avis de l'époque concernant les agréments et les ornements :

"... Il faut former son goût en s'exerçant soi-même. Il est impossible de donner des règles précises pour placer les ornements, qui soient valables dans tous les cas... " MARPUNG.

Il est une confusion qu'il faut absolument éviter : l'assimilation d'une liaison du type archet à celle du type guitaristique; exécuter des liaisons n'est pas synonyme de jouer legato, bien au contraire. La liaison de type archet sert, sans altérer la définition des notes jouées, à les grouper sous forme d'un mot à caractère musical. Sur la guitare, cette intention peut être parfaitement reproduite en jouant toutes les notes, suffisamment legato, et surtout en conférant à l'ensemble de ces notes le caractère musical souhaité, ceci avec l'avantage d'éliminer les problèmes guitaristiques de la liaison : poids inconsidéré, souvent incontrôlé de la première note jouée, définition modifiée sans raison de la note suivante avec influence sur les paramètres suivants : timbre changé par l'attaque d'un doigt sans ongle, à la main gauche, sécurité du jeu diminuée par des positions difficiles, surtout sur les cordes internes; enfin, conséquence la plus dramatique, le discours devient lourd et non homogène.

En résumé, la résolution technique et musicale de ces suites, qui est proposée ici, est fondée sur un emploi très modéré de la liaison, sauf pour certaines articulations de motifs rapides, dans lesquels la définition des notes n'est pas remise en question; charge restant à l'interprète de jouer ces pièces en donnant à uditeur l'illusion qu'un archet invisible passe sur l'ensemble des notes, exécutées parfaitement nettes.

L'évolution contemporaine de la musique tend à démontrer que, si l'exécutant. sait les jouer, les silences ont autant de valeur interprétative que les notes.

Il m'est apparu indispensable, tant au niveau théorique, qu'au niveau pratique, que les doigts de la main droite, générateurs de notes, soient capables de les contrôler. Ceci prend sa valeur sur la ligne de la basse. jouée par le pouce.

Par un mouvement parfaitement conscient, le pouce vient se reposer un ou deux temps plus tard, sur une note qu'il a jouée, coupant la note, en satisfaisant au moins à deux conditions essentielles : définition et articulation de la ligne de basse, et contrôle total de toute harmonie résiduelle dont la prolongation ne serait pas souhaitable, rejoignant en cela, la fonction de la pédale du piano.

Certains avis autorisés affirment parfois : " toute la musique de Bach doit être jouée comme à l'orgue, sans crescendo ni decrescendo ". On peut concevoir une opinion moins dogmatique, tenant compte du fait que si Bach était organiste, il était avant tout compositeur, connaissant parfaitement d'autres instruments, allant même jusqu'à inventer la " viola pomposa ", pour laquelle il écrit la suite N°5. Étant violoniste, Bach avait donc conscience de la flexibilité de l'archet et de ses possibilités dynamiques. Il serait donc impensable de jouer ces suites sans la moindre variation d'intensité. Aucune indication de nuance n'étant précisée dans l'original, l’interprète reste libre de nuancer selon son bon goût et ses propres sentiments. Il incombe cependant à chaque interprète de trouver le caractère d'une œuvre, et mieux vaut ne pas le déterminer à l'avance.
Le problème essentiel et délicat des tempi est fonction du caractère. L'interprète trouvera un tempo juste lorsqu'il sera totalement imprégné de la signification du texte, et ceci sans le recours d'une référence métronomique quelconque. L'exécutant trouvera le phrasé juste en chantant la musique avant de la jouer et en prenant conscience des périodes et des articulations la composant. La puissance de la musique de Bach réside essentiellement dans son unité. Joué fragmentairement, Bach n'est plus Bach.
Quelle que soit la forme de la musique de Bach, elle doit toujours avancer à la façon d'un fleuve irrésistible : rien ne peut l’écarter de sa route.

" ... jamais les agréments ne doivent altérer le chant ni la mesure de la pièce... le bon goût est le seul arbitre ... Il importe beaucoup de savoir bien exécuter les ornements, car, sans cela, ils défigurent les pièces au lieu d'en augmenter la beauté, et il vaudrait mieux n'en point faire du tout que de les faire mal... " ST LAURENT.

"... Je conseille de ne pas trop s'enfoncer dans les ornements et de s'appliquer plutôt à jouer simple d'une manière noble, propre et nette... " QUANTZ.

En conclusion, il me semble préférable de convaincre l'auditeur, sans rechercher les effets, mais en jouant avec la plus grande simplicité possible.